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Légendes et contes du pays de Charleroi

Châtelet

«Ni tape né, c'est Chichi»(1) ou le chien à chaînes.

Deux fois la semaine, de la rentrée des betteraves aux cloches de Rome(2), des voisins venaient à la veillée chez les parents du Gros. Les femmes, vers les dix heures «au gnût»(3), quand les enfants étaient tous «dins l'pays qui n'passe pont d'chaurs»(4). Privilège étonnant, le Gros restait. Mais en dehors du cercle des adultes. Ces soirs-là, il avait toujours des devoirs à compléter et des leçons à apprendre. Il s'arrangeait pour ne point rater ces rendez-vous: c'était son cinéma, son théâtre, ses variétés. Pourquoi ses parents l'auraient-ils soupçonné, lui qui était en tête de classe chaque année? Devant ses cahiers et ses livres étalés sur la lourde et longue table en chêne, où l'oncle préparait chaque matin ses viandes à charcuterie, le Gros, heureux et jamais fatigué, suçait avidement le miel de la culture populaire.

Dans le coron, il n'y avait qu'à la ferme-boucherie des parents du Gros que les «chîches»(5)se déroulaient régulièrement. Le père attirait par son optimisme, sa joie de vivre, ses dits imagés, les souvenirs de sa jeunesse farceuse, son riche répertoire de chansons qu'il détaillait d'une voix ténorisante. La mère, par sa bonté et sa serviabilité consolatrice. L'oncle, un des frères du papa, célibataire, homme précieux dans la maison pour ses aptitudes à l'exercice de dix métiers, distribuait volontiers son humour placide. Et puis, à certaines occasions que la charité de la maman multipliait, il y avait les attraits non négligeables d'une distribution gratuite de tasses de nouveau café, de verres de bière au tonneau, de boudin, de tête pressée, de pâté de foie, de gaufres, voire de quartiers de tartes. Comme la cuisine était aussi grande que le cœur de la mère, on était nombreux chez le Gros, ces soirs-là.

Quand le jeu de cartes était remis à la même place, dans le même tiroir du même meuble, la grande «devise»(6) commençait, toujours sous l'impulsion du père. C'est alors et là que le Gros, pour la première fois, entendit parler de la guerre de 70, de la capitulation de Bazaine à Sedan, de la Commune et de la famine à Paris, de l'incendie de la verrerie Baudoux à Jumet, en 86, de Zola et de l'Affaire Dreyfus, de la guerre des Boers, de la Bande noire, de la décapitation de Coecke et Goethals, des «longues pênes», de la Bande à Bonnot, du chalè Henin, le roi des livreurs de balle, de Mottiat, le roi de Paris-Brest et retour, des combats clandestins de coqs, de toute une géographie française de lâcheurs de pigeons. C'est alors et là que le Gros entendit chanter, et en chœur à deux voix, les chansons d'Emile Liétard, le coureur de foires et de duca-ces wallonnes, et les romances venues de Paris.

On éteignait la lampe au gaz. On glissait quelque peu le couvercle du poêle de Louvain. On oubliait l'enfant dans l'ombre. On préparait la mise en scène. Alors, enchanté, tremblant et excité, le Gros entrait dans le monde surnaturel des sorcières, des revenants, des nutons, des chiens à chaînes. Tous y croyaient plus ou moins sérieusement. D'autant que la cousine Pipiche, ainsi surnommée parce qu'elle urinait plus de tasses de café qu'elle n'en buvait, dirigeait alors la conversation avec l'autorité et la conviction que lui avait accordées la lecture des Admirables secrets du Grand et du Petit Albert, livres édités, disait-elle, à l'enseigne d'Agrippa à Lyon, des centaines d'années auparavant. Elle ne les avait jamais montrés à personne. Sans doute son Maître le lui avait-il défendu. A sa mort, on ne retrouva plus que des cendres de toute cette bibliothèque pieuse et inquiétante. «Pou r'monter»(7) Pipiche, le père du Gros prenait un malin plaisir à conter l'histoire de Chichi et du chien à chaînes(8) :

«En ce temps-là, j'avais dans les quinze ans. On parlait d'un chien à chaînes qui, sur le coup de minuit, surgissait d'un fourré du dessus des sablières, vers la Sarthe, et reconduisait le piéton attardé jusqu'aux premières maisons du Faubourg. L'homme (on était persuadé que c'était un homme) était de petite taille, souple malgré sa corpulence, une sorte de chien affreux, au poil hirsute, abondant et sale. De temps en temps, il sautillait ou marchait à quatre pattes. Il poussait des hurlements pour s'annoncer, mais grognait quand il était près de sa victime. Par à-coups, lentement, il secouait ses chaînes. Ses yeux, grands comme des boîtiers de montres, brillaient étrangement avec des reflets verdâtres. Il ne s'attaquait à personne, il accompagnait. Mais un malheureux, en une minute, en eut les cheveux blancs d'effroi. Un autre s'oublia dans sa culotte de velours. Un troisième s'enfuit si loin qu'on ne le retrouva, tremblant comme une feuille, que sur la place Saint-Roch. Mais nul n'avait reconnu l'homme-loup. Il avait une figure «machuréye»(9) au noir animal. Le vieux curé Molle, qu'on vénérait pour sa piété, son bon sens et ses remèdes de médecin des pauvres, promit de réciter des prières spéciales pour exorciser l'individu. Ne racontait-on pas que l'homme-chien s'était livré à Satan lui-même et qu'il avait pactisé avec lui? Ne disait-on pas qu'il s'était rendu, à minuit, à la croisée des quatre chemins, passé «l'Orsière»(10), tenant une poule noire, dont il avait tordu le cou, sous son bras gauche? «Argent de ma poule?», avait-il crié. Le Diable était apparu : «Combien en veux-tu?» Et le pacte avait été signé. De cela, nul ne doutait. On disait même que l'homme-loup avait signé de son sang...

«Voulant en finir, trois jeunes gens décidèrent de se mettre à l'affût par une nuit sans lune et de faire un mâle sort à la bête. Le premier partit une heure plus tôt par la Justice, li Trô Janète et le Bois de Châtelet, jusqu'à la Figoterie, et redescendit par la Sarthe, vers le Faubourg, besace au dos, comme s'il revenait de son travail. Les deux autres se cachèrent dans un buisson épais, à l'orée des Communes. Une petite pluie fine et serrée se mit à tomber, avec le minuit. Le silence n'était troublé que par le tapotement léger de l'eau sur les feuilles et les cris rares d'oiseaux nocturnes. Tout à coup, un hurlement déchira l'attente. Deux formes se détachèrent de l'ombre humide, l'une suivant l'autre à quelques mètres. Il y eut un bruit de chaînes et un grand cri. L'ouvrier se retourna d'une pièce, la besace menaçante au bout du bras. Ses camarades surgirent de leur cachette, s'approchèrent de la bête clouée sur place, se mirent à faire des moulinets avec leurs gourdins et frappèrent.

«Ni tape né, c'est Chichi!» : la bête hurla, mais cette fois comme un homme. Elle s'enfuit dans la nuit, abandonnant ce qu'elle traînait derrière elle, bruyante et inquiétante, la chaîne!...

«Chichi était un maître-potier du Faubourg. Un amateur de farces. Ses ouvriers et apprentis ne le virent plus pendant quelques jours. Cette semaine-là, on défourna même sans lui... »

Comment devient-on lycanthrope? Encore faut-il savoir que la lycanthropie correspond au délire d'une personne qui se croit transformée en loup. En fait, Chichi savait-il qu'il perpétuait une tradition très ancienne liée à la sorcellerie? Celle des loups-garous. Dans l'univers des légendes, c'est ordinairement sous la forme du garou qu'apparaissait le serviteur du Diable. Le français le présentait sous le nom de loup-garou. Le wallon consacrait le pléonasme de notre langue qui, ayant oublié l'étymologie du vieux mot garou (homme-loup), croyait bon d'insister sur l'idée animale. Dans le Hainaut, le garou était remplacé par le «tché à chaînes» et la croyance en est restée vivace très longtemps. En septembre 1892, un chien fantastique terrorisa les habitants du Sart-Allet à Gilly. La Gazette de Charleroi en fit même mention dans ses colonnes :

«Depuis quelques jours, grand émoi parmi la gent crédule du Sart-Allet (Gilly); on prétend qu'un «chien à chaînes» apparaît tous les soirs et, emboîtant le pas aux passants, les reconduit jusque chez eux. Des témoins oculaires racontent que le «chien à chaînes» a deux grands yeux brillant dans l'obscurité et mesurant de 10 à 15 centimètres de diamètre. L'un d'eux raconte même que, dimanche dernier, passant vers 11 heures du soir dans un chemin peu fréquenté, il vit un homme arrêté qui lui dit : «Souhaite-moi le bonsoir, mon vieux!». Le passant, interdit, se retourna et vit que l'homme s'était transformé en un grand chien à longs poils noirs, qui le suivit jusque chez lui en faisant tinter ses chaînes. Une femme raconte, d'autre part, que, revenant chez elle, vers 9 h 1/2 du soir, elle vit un grand chien noir assis sur son derrière et ayant deux grands yeux noirs brillant comme deux lumières. Comme elle arrivait à proximité du chien à chaînes, il ouvrit la gueule en hurlant. La femme s'enfuit et tomba évanouie en arrivant chez elle. Des habitants s'arment le soir, depuis un jour ou deux, pour tâcher de surprendre le démoniaque.»

Au Chamborgneau, hameau de Bouffioulx, on racontait encore en 1944 qu'à l'époque du pitoyable tirage au sort, les malheureux qui avaient tiré un mauvais numéro étaient suivis par un chien à chaînes. Comme le Vert-bouc, le loup-garou et le chien à chaînes avaient les coudes et les genoux à rebours : les pattes antérieures se repliaient en avant, les pattes postérieures en arrière, comme un homme marchant à quatre pattes. Le loup-garou, dépourvu d'appendice caudal, avait la faculté de grandir à vue d'œil et la triste réputation de mordre les enfants. Quant aux chiens à chaînes, c'est au sabbat qu'ils s'exerçaient à traîner leurs lourdes charges, dirigés par Satan lui-même. Il ne faut, en effet, pas oublier que ce thème générique de loup-garou était profondément lié à la sorcellerie, vivace dans nos régions. On racontait que l'animal fantastique était une âme maudite, condamnée à errer la nuit ou bien un habitant du lieu qui s'était lié au diable par un pacte de sept ans. S'il était découvert, il devait recommencer son terme. Beaucoup de personnes, jadis, affirmaient que le loup-garou était tout bonnement un homme-loup, un lycanthrope, un homme changé en loup. Les vieux, plus sages ou moins crédules, racontaient qu'il s'agissait en réalité d'un individu qui contrefaisait l'animal en hurlant, en marchant à quatre pattes et en s'affublant d'une dépouille de loup. L'histoire de Chichi reste bien vivante pour leur donner raison.

  1. «Ne frappe pas, c'est Chichi!»
  2. Le Samedi-Saint, les cloches de nos églises, censées parties à Rome, reprenaient place dans leur clocher.
  3. du soir.
  4. Mans le monde du sommeil.
  5. les veillées.
  6. conversation, entretien.
  7. retendre le ressort, au figuré, exciter, pousser à réagir.
  8. à propos de malin, il nous a été dit que le père, moins craintif, était le seul à appeler le Diable par son nom; pour les autres, c'était «li p'tit Zidôre».
  9. barbouillée, salie.
  10. la Sablière.

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